Chiara Margarita Cozzolani :
le baroque au féminin
Page de titre des Salmi a Otto Voci Concertati (Venise, 1650)
C'est au détour d'une écoute sur une plateforme de streaming que la musique de Chiara Margarita Cozzolani s'est révélée à moi ! Musique sublime, à la fois festive et contenue, mais intrigante. J'ai ressenti aussitôt le besoin d'en situer et d'en comprendre l'esthétique. Bien qu'au début du XVIIe siècle, nous ne sommes, à l'évidence, ni chez Palestrina (prima pratica), ni chez Monteverdi (seconda pratica).
Née en 1602, Chiara Margarita Cozzolani entre à l'âge de 18 ans chez les bénédictines et rejoint sa tante et sa sœur aînée au couvent Sainte Radegonde situé au centre de Milan. Elle en deviendra successivement prieure et, en 1660, abbesse. Le monastère de Sainte Radegonde est particulièrement réputé, notamment pour la qualité de la musique qui y est donnée. Pour preuve, la dédicace spéciale, en 1598, d'œuvres pour les sœurs par le prêtre et musicien milanais Giuseppe Gallo. Si, à cette époque déjà, l'Église ne veut pas de la vie religieuse forcée, la réalité est différente et bien des familles profitent de ce moyen de se soustraire à de futures dots : les couvents deviennent des centres importants, pour la musique notamment. Parmi les quelque six mille nonnes milanaises contemporaines de Chiara Margarita, la plupart jouent d'un instrument.
Pour en revenir à Chiara Margarita, nous ne savons rien de sa formation, probablement reçue au sein du couvent, lieu d'éducation par excellence. Elle écrit quatre volumes de compositions vocales entre 1640 et 1650, année de publication à Venise de ses Salmi a otto voci concertati, motetti, dialoghi. Pour l'impression de ce recueil dans la cité de Petrucci nous ne savons pas si Chiara Margarita s'est déplacée. Après 1650, sa production musicale diminue, en raison de ses responsabilités dans la communauté mais aussi sans doute en raison de la nomination d'un évêque, Alfonso Litta, fortement opposé, à la différence de ses prédécesseurs, à un déploiement musical dans les églises conventuelles. La date du décès de Chiara Margarita n'est pas connue, mais comme la compositrice ne figure plus dans les registres de Sainte Radegonde entre 1676 et 1678, il semble qu'elle soit décédée durant cette période, vers l'âge de 75 ans.
Deux ans après ses premières recherches en 2016, la musicologue Jana Bartová retrouve des pièces de Cozzolani parmi la collection Philomela angelica (1688) du compositeur allemand Daniel Speer (1636-1707). Celui-ci, avec le souci d'adapter quelques-unes des pièces de Cozzolani pour un public luthérien, avait ajouté des parties de cordes, parfois sous forme d'écho. Il présente ces six pièces extraites des Scherzi di sacra melodia publiés à Venise en 1648 comme celles d'une bénédictine anonyme basée à Rome et complète sa publication de six motets de Maurizio Cazzati, qui avait dédié trois recueils de musique à l'une des religieuses, Donna Ceva. L'édition par Speer en 1688 rassemble finalement douze pièces pour voix seule, commençant toutes par le mot Ecce, sur des textes bibliques retravaillés. La musique de Chiara Margarita fût exportée jusqu'en Bolivie par Domenico Zipoli qui compléta l'un de ses psaumes de deux parties de violon.
Chiara Margarita observe-t-elle l'équilibre difficile recherché après le Concile de Trente (qui n'a d'ailleurs pratiquement rien dit de la musique) entre le logos (la parole) et le melos (la mélodie) ? Bannit-elle la « musica troppo molle » qui ne respecte pas les règles édictées par les sinodi diocesani et les concili provinciali dans la foulée du concile ? A l'instar du Palestrina de la Contre-Réforme, Cozzolani use peu de l'imitation, favorise les dialogues entre les deux chœurs et traite le chant à huit voix en quasi homorythmie. Du côté de l'instrumentation, la partition elle-même n'indique rien puisqu'elle ne comporte que les lignes vocales et la basse continue. On sait que, dans la région milanaise de la Contre-Réforme, Charles Borromée édicte des lois propres et limite fortement les instruments à l'église, contrairement à ses confrères vénitiens par exemple. En 1565, le prélat édicte une loi qui ne tolère que l'orgue. Ce n'est qu'au dôme de Milan que cette restriction sera observée. Nous savons en effet que les interdictions répétées par les différents évêques n'étaient souvent pas respectées : dans une lettre adressée au Cardinal Borromée en personne, une religieuse milanaise se félicite d'avoir invité un joueur de viole à se produire durant les liturgies de Noël sur un instrument offert à la communauté. Le clavecin, lui, est bel et bien présent à cette époque dans les couvents mais plutôt réservé à l'étude, en dehors de l'église abbatiale. Nous savons que les moniales jouaient de toutes sortes d'instruments. En ce qui regarde la pratique de la musique vocale au sein du monastère, il est bien possible que les voix graves aient été jouées par des instruments, malgré les proscriptions. La pratique de faire chanter à hauteur relative les voix de femmes était répandue, comme plus tard sous la direction de Vivaldi à l'Ospedale della Pietà de Venise. Les ténors chantaient ainsi souvent plus haut que les sopranos et les basses moins bas que les altos. Entre aussi en ligne de compte la question des chiavette (les clés), indiquant une transposition de la musique une quarte ou une quinte plus bas. Cependant, la lecture des partitions laisse plutôt penser à une transposition vers l'aigu ou à des diapasons hauts.
Pour conclure, nous voyons que Chiara Margarita évolue dans une époque et un contexte particuliers : ère de grands changements musicaux mais aussi période de contrôle de la part de l'Église. Dans les psaumes, qui ont suscité mon enthousiasme et que j'aurai prochainement la joie de diriger, la basse continue est présente systématiquement, laissant la possibilité des passages solistiques. En revanche, pas de sonates ou autres séquences instrumentales ni effets harmoniques spectaculaires. On ne trouve pas non plus l'usage du cantus firmus. Chiara Margarita préfère travailler sur le dialogue des deux chœurs, l'alternance entre le binaire et le ternaire, les masses sonores à huit voix et les passages plus virtuoses pour voix solistes. La rhétorique musicale trouve également sa place pour illustrer le texte. On peut en effet noter l'usage de nombreux figuralismes et éléments rhétoriques. Le texte musical n'est pas déconnecté de celui du bréviaire. En ce sens, Chiara Margarita est musicienne de la Contre-Réforme, auteure d'un trésor à redécouvrir aujourd'hui.
Bonne écoute !
Chiara Margarita Cozzolani - Laetatus sum (1650)
Jean-David Waeber